On suppose souvent que le problème vient de l’individu. D’un défaut d’organisation, d’un manque de rigueur, d’une discipline insuffisante. Si l’on se sent débordé par le flux, c’est que l’on n’a pas les bons réflexes, que l’on cède trop facilement, que l’on ne tient pas.
Cette explication est commode. Elle évite de regarder ailleurs. Elle est aussi incorrecte.
Attribuer la faute à l’individu
Face à la surcharge, la réponse standard est toujours la même : mieux gérer son temps. Mieux filtrer, mieux prioriser, désactiver certaines notifications, définir des plages de concentration, apprendre à dire non. On connaît la liste. On l’a lue. On l’a parfois appliquée. Trois jours, une semaine, puis le flux reprend.
La discipline est devenue la solution universelle à un problème que l’on refuse de poser autrement. L’implicite est clair : si cela ne fonctionne pas, c’est que l’individu échoue. S’il reste saturé après avoir appliqué les bonnes pratiques, c’est qu’il les applique mal, ou pas assez, ou pas assez longtemps.
Le raisonnement se referme sur lui-même. Et franchement, c’est confortable.
Cette logique présente un avantage décisif : elle ne remet rien en cause. Ni les outils, ni les rythmes, ni les attentes. La défaillance est localisée là où elle dérange le moins : chez l’utilisateur. C’est propre. C’est efficace. Et c’est faux.
Déplacer le regard vers l’environnement
L’environnement numérique n’est pas un espace neutre. Il est conçu.
Conçu pour capter l’attention, réduire les frictions et supprimer les temps morts. Le scroll qui n’a pas de fin, le point rouge qui crée l’urgence, la suggestion qui arrive exactement quand l’on hésite à fermer. Il ne s’agit pas d’une dérive accidentelle. C’est le cœur du modèle économique.
Les plateformes vivent de l’engagement. Plus l’exposition dure, plus la valeur produite augmente. Cette logique mobilise des équipes entières, des tests continus, des modèles comportementaux toujours plus fins.
Face à cela, l’individu n’oppose qu’une chose : sa volonté. Limitée, fluctuante, discontinue. Un soir, on ferme une application. Le pouce hésite. Rouvre. Sans intention particulière. L’écran, lui, reste là, disponible, patient.
Constater l’asymétrie
La discipline est intermittente. L’exposition est permanente.
On ne compense pas un système continu par un effort ponctuel. La volonté fonctionne par mobilisations successives. Elle s’active sur un objectif précis, pendant un temps limité. Elle consomme de l’énergie, puis elle s’épuise.
Face à un environnement qui ne connaît ni relâchement ni interruption, elle est structurellement inadaptée. Ce n’est pas une question de force. C’est une question d’architecture.
Quand l’effort cesse de produire des effets, on n’accuse pas le système. On accuse celui qui n’a pas tenu. L’échec n’est pourtant ni moral ni personnel. Il est prévisible.
Sortir de la logique de l’effort
Si la discipline ne suffit pas, ce n’est pas parce qu’il en faut davantage. C’est parce qu’il faut autre chose.
Non pas une intensification de l’effort, mais un changement de registre. Un cadre ne repose pas sur la mobilisation permanente. Il décide une fois, et s’applique ensuite. Il ne négocie pas avec l’état de fatigue du moment. Il fixe des seuils, des règles, des limites indépendantes de l’humeur, de l’énergie ou de la volonté du jour.
Il retire la décision du flux. Il la place en amont.
Suspension
La question n’est pas de savoir si la discipline est suffisante.
La question est de savoir pourquoi on continue de demander à l’individu de compenser ce que l’architecture produit.
La fatigue numérique n’est pas un échec personnel. C’est une conséquence logique d’un environnement conçu pour ne jamais s’arrêter.
À la fin, ce n’est pas la volonté qui lâche. C’est la main qui reste sur l’écran, immobile, comme si elle attendait que quelque chose, enfin, s’éteigne.